Des artistes péi sur le fil des bibes

Des artistes péi sur le fil des bibes

À Madagascar, le fil de soie produit par les Bibes, ces araignées souvent immobiles dans leur grande toile, a servi à tisser des étoffes luxueuses. À La Réunion, l’association Inaurata rêve de relancer, dans un but artistique, cette production, tout en préservant l’espèce.

Fascinant pour les uns, répugnant pour certains, incroyable en tout cas : Mérope l’Étang enroule autour de son poignet le fil de soie extirpé du ventre d’une araignée qui remonte le long de son bras, passe derrière le cou, revient sur la poitrine de l’artiste. À chaque centimètre de progression de l’arachnide noir et orange, c’est autant de fil doré qui se déroule. La Bibe ne semble pas gênée par ce prélèvement et ne cherche pas à mordre la présidente de la toute récente association Inaurata, du nom latin de cette araignée bien connue des Réunionnais. Quelle mouche a piqué Mérope pour s’enticher ainsi de ces bestioles ? « Je trouve fascinant qu’un animal considéré comme monstrueux produise quelque chose d’aussi esthétique », sourit Judith, son prénom dans la vie civile. Cette drôle de fonctionnaire d’État, qui exerce un métier très sérieux dans une administration de La Réunion, est une habituée des pattes velues, des mandibules acérés et autres pédoncules. Depuis un séjour en Guyane, elle fabrique des insectes en métal peint, très ressemblants aux spécimens vivants, mais aux allures de bijoux, qu’elle encadre et accompagne de textes. Des tableaux subtils et originaux, qui s’envolent comme des petits pains dans les différents marchés artisanaux de l’île où elle expose.

De fil en aiguille, Mérope a ajouté deux pattes à sa palette (les araignées en ont huit contre six pour les insectes) : elle est tombée sur l’histoire extraordinaire des araignées dont le fil servit à confectionner des habits somptueux à Madagascar. À la fin du 19ème siècle, le père Jacob Paul Camboué, un missionnaire jésuite passionné de science, entreprit d’élever des Néphiles -l’autre nom des Bibes- non loin de Tana. Des villageoises furent recrutées pour prélever les araignées dans la nature et les regrouper dans un enclos de bambous. Là, les tisserandes tiraient le fil de l’abdomen des bêtes et l’enroulaient en bobines, à l’aide d’une machinerie faite de casiers et de dévidoirs. L’école professorale de Tana perfectionna le procédé en 1897. Un an plus tard, près de 30 000 araignées avaient été capturées et 175 000 mètres de fils produits ! Les tisserandes réalisèrent un dais doré, qui fut acheminé en France pour l’exposition universelle de 1900 au Trocadéro. Un journaliste du Matin, qui couvrait l’évènement, évoqua « un ciel de lit d’une légèreté et d’une ténuité paradoxales qu’on aurait pu croire tissé de fils de la vierge, une pièce d’étoffe vaporeuse, presque irréelle. »

Les premières devideuses malgaches (Photo : BNF)

Mais la production de soie d’araignée s’avéra compliquée, les Néphiles se dévorant entre elles, et coûteuse en raison du transport jusqu’en Europe. Un arachnologue français en relâcha dans le Jardin des plantes, à Paris, en vain. Bye-bye les Bibes ? Non, car un siècle plus tard, en 2004, l’historien d’art Simon Peers et le styliste américain Nicholas Godley se firent à leur tour une toile : avec l’aide d’habitantes de Madagascar, ils recueillirent plus d’un million de spécimens (!) pour confectionner une superbe étoffe dorée aujourd’hui exposée au Victoria and Albert Museum de Londres.

Coraline Paulic, membre active de l’association Inaurata, ne veut pas reproduire ce genre de défi. « Notre but est artistique, mais aussi environnemental, précise la professionnelle de l’évènementiel. Les Bibes font partie du patrimoine culturel des Réunionnais. Or elles se font de plus en plus rares dans la nature, il est hors de question de les exploiter de façon industrielle. » À Hell-Bourg, Mérope a rencontré des gramouns qui, enfants, « frottaient leurs plaies avec le ventre des Bibes », d’autres qui enroulaient le fil produit autour de bâtons.

Les membres de l’association souhaitent donc utiliser du fil de soie à des fins artistiques, non pas pour tisser des mètres et des mètres de tissu précieux. Kathy, plasticienne, a rejoint le groupe, et s’est déjà essayée à des encaustiques sur le thème des araignées ; des céramistes, des écrivains, des musiciens sont également sur le point de les apprivoiser dans leur imaginaire créatif. Le groupe recherche d’ailleurs un site d’exposition, avis aux amateurs de spider art.

Un tableau avec le fil jaune à côté.

Patrick Myotte, lui, a conçu le site de l’association sur la toile, agrémenté de superbes photos. Avec Mérope, il a prélevé quelques Bibes à Trois-Bassins, pour expérimenter la production à petite échelle de soie. Il imagine déjà « un éco-musée dans un ancien bâtiment des hauts de La Réunion », lui qui, désormais « kiffe » les araignées… C’est justement l’un des objectifs de la jeune association : « Amener les gens à aborder l’animal sous un angle différent, à passer au-delà de son aspect effrayant et repoussant. » Pour être honnête, l’auteur de cet article vous invite vivement à découvrir ces œuvres arachnoïdiennes, mais il ne caresse pas encore l’espoir de passer outre sa phobie congénitale…

L.D.


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